Pour une transmission du patrimoine par l’école
Il n’y a pas plus d’arabe «classique» comme essence pure à mythifier ou à combattre que de langue populaire disqualifiée pour toute création artistique
Il y a quelques jours s’est tenu à Bou Saâda un important colloque organisé par le ministère de l’Agriculture et du Développement rural, en partenariat avec la Conférence permanente des villes historiques de la Méditerranée, le Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH), la fondation Hans Seidel, le réseau euro-méditerranéen Strademed et l’institut Maghreb-Europe de l’université Paris 8 Vincennes, Saint-Denis, et portant sur : «Les villes historiques de la Méditerranée et leurs territoires. Le cas des zones steppiques et des espaces oasiens : quelle stratégie de développement durable, rural et local ?»
El Watan en a rendu compte. Nous aimerions ajouter quelques éléments concernant le patrimoine immatériel, car cette dimension permet de mesurer combien cette ville et cette région peuvent s’enorgueillir d’une richesse et d’une hospitalité qui ne sont pas que des légendes.
Bou Saâda est, comme chacun le sait, mais cela peut valoir pour toute cette région qui va de Biskra jusqu’à Laghouat, en passant par M’sila, Djelfa, El Ksar…, l’un des centres névralgiques de ce chant que l’on appelle saharien et auquel le grand Khelifi Ahmed a donné toutes ses lettres de noblesse. Triste coïncidence, cet immense artiste disparaissait deux ou trois jours avant l’ouverture du colloque. L’une des communications de cette rencontre, consacrée au chant «ayieye», lui était d’ailleurs dédiée, en hommage à tout ce qu’il a pu représenter.
Bou Saâda, comme toute cette zone du Hodna, est aussi un vivier d’authentiques poètes, souvent chantés justement dans le «ayieye», que nous avons eu la chance de rencontrer et avec lesquels nous avons passé des instants inoubliables. Dans une langue que l’on dit populaire, ou dialectale, mais dont la teneur, la hauteur et, osons-le et le classicisme, permettent toute forme d’expression poétique, ils disent leur mode de vie, mais parlent aussi de Kaïs et Leyla, d’amour et de mélancolie. Oui, cette langue est belle, très belle, d’autant plus belle que, tout en n’étant pas considéré comme littéraire, elle produit une littérature qui ne peut craindre aucune comparaison. Et l’on se prend à rêver d’un jour où ces poèmes seraient étudiés à l’école. Car cette langue, authentiquement nationale, aiderait justement à guérir et à dépasser les multiples fractures (imaginaires, mais qui produisent de désastreux effets de réalité) qui affligent notre pays : fracture entre une langue dite «populaire» et une autre supposée «classique» ; il n’y a pas plus d’arabe «classique» comme essence pure à mythifier ou à combattre que de langue populaire disqualifiée pour toute création artistique.
Fracture entre le sacré et le profane : cette poésie nous donne à lire des textes où une religion apaisée n’interdit pas l’amour ni les préoccupations terrestres, et où l’on n’est pas très loin de la sécularisation.
- Fracture entre le Nord et le Sud, ou entre ville et terroir : même s’ils valorisent leur mode de vie et le chantent, ces poètes ne le font quasiment jamais en opposition aux autres. Et s’il arrive parfois de trouver des textes où le Nord et la ville sont un peu moqués ou critiqués, ce n’est jamais ni méchant ni mal intentionné. Ils ne se situent pas dans l’opposition ou l’adversité.
Tout en ayant un enracinement local très fort, cette poésie est non seulement nationale, mais par ses formes et surtout ses thèmes, elle est dans l’universel, elle nous donne la preuve que l’universel n’est pas le contraire du local, il en est le déploiement. L’universel n’est pas le contraire du particulier, et il n’y a pas d’universel sans enracinement local.
C’est donc un vrai patrimoine, riche et fécond dont notre pays dispose et dont il n’a pas le droit de passer à côté. Il faut le valoriser et valoriser un patrimoine, ce n’est pas l’inscrire dans on ne sait quelle vision paranoïaque qui en fait un objet continuellement attaqué par de fantasmatiques invasions culturelles ; valoriser un patrimoine, c’est l’aider à se développer pour qu’il continue à produire, l’éditer, le lire, l’apprendre. En un mot, le promouvoir à travers toutes les institutions de l’Etat, notamment l’école, pour se l’approprier et le transmettre aux jeunes générations qui ne peuvent qu’en tirer fierté.
Abdelhafid Hamdi-Cherif et Aïssa Kadri
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