A Bou Saada, le fait culturel sort-il enfin de l’ornière ?
Le dernier rallye des Harley Davidson qui en était à sa deuxième édition semblerait, en toute apparence, n’être qu’une compétition de sport mécanisé. Oh que non ! Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une manifestation d’ordre culturel. Ce deal entre l’homme et son « mustang » raconte l’épopée des hippies qui a brisé les barrières de l’ordre établi, entonnant ainsi le chant du cygne de la civilisation des cols blancs. La Harley Davidson symbolise ainsi un fait qui ne présageait pas d’être culturel un jour. Dans ce sillage, on pourrait aujourd’hui, faire de l’adaptation en appelant par exemple à des compétitions du genre vieux taxis ou autre vieux autocars qui faisaient jadis les marchés hebdomadaires.
A ce propos , en Algérie et jusqu’à une époque peu lointaine, le marché hebdomadaire ambulant, pourvoyait à tous les besoins de consommation y compris culturels ; le médah et le goual étaient en bonne place. Les spectateurs, parmi eux beaucoup de démunis, se ressourçaient culturellement à l’œil . Ils engrangeaient les contes ou légendes de Djazia des benou Hillal, de Racheda ou de Antar El Absi. Cette culture populaire qui, certes, édulcorait des faits d’armes ou des idylles romanesques, n’en participait pas moins à l’éveil de la curiosité au merveilleux et à la recherche prospective de repères identitaires.
La matière culturelle est à fleur de sol, il suffit de la dépoussiérer. Une agglomération anciennement oasienne comme Bou Saada, recèle à elle seule les trésors d’une double culture ; l’une acquise lors de la présence coloniale et l’autre originelle qui a su traverser le temps. L’inventaire du patrimoine immatériel aide à la compréhension du passé et peut encourager la créativité . La communauté d’alors a su transmettre ; l’élément social actuel qui a su capitaliser veut aussi marquer son temps de son empreinte.
Dans ce contexte, rappelons que le premier cercle culturel de Bou Saada se constitua autour de l’Emir El Hachemi ibn Abdelkader El Hassani El Djazairi. Ce dernier recommanda à son fils qui souhaitait revenir en Algérie de « Se rendre à Bou Saada où il gardait toujours des amis parmi les Cherif et les Bisker »(1). En dépit de son handicap visuel, il enseigna à ses congénères colonisés et placés dans le cachot de l’ignorance les préceptes de la langue arabe et de la Chari’a. On peut aussi citer, parmi les précurseurs de l’intelligentsia locale à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème , Madani Chérif et les frères Moussa et Ali ben Chenouf ou encore Chemissa, premiers normaliens suivis bien plus tard par Aissa Bisker, Aissa Baiod, Benaziez, Bouti, Laraf ou encore Abdelatif et Kirèche. Benraâd et Chenaf furent les derniers médersiens de la première moitié des années cinquante. Ahmed ben Djeddou fut l’un des premiers enseignants d’arabe de l’université d’Alger.
Dans le registre des sciences islamiques on peut citer Belkacem El Hafnaoui et Abderrahmane Eddissi, aînés de Cheikh Abderrahmane Djillali. Muphtis et théologiens, ils ont marqué par leur érudition les cercles religieux d’Alger. Brahim Markhouf décédé en 1994, aveugle dès son jeune âge, reçut l’enseignement des sciences du Coran d’un maître non voyant lui-même qui lui disait : « Tu es l’outre et je suis l’entonnoir….à toi de contenir ».Le défunt Ammar ben Madani, non voyant lui aussi, fut le conservateur incontesté de la mémoire collective, il ne sera jamais remplacé. Le dicton africain qui dit : quand un vieux disparaît c’est tout une bibliothèque qui brûle ! s’il venait à être vérifié, ne peut l’être que pour ce grand personnage. Ahmed Boudiaf, un moudjahid au fait de l’initiative touristique tente, aujourd’hui, de conserver les reliques d’un passé pour qu’il n’échappe pas à l’érosion.
Les années quarante furent aussi marquées par l’intense activité du Cercle de la fraternité de l’Association des Oulémas qui prit sous sa protection « Faoudj El Fadhila » l’association des scouts musulmans créée par Ali Abdelkrim, Hamida Abdelkader,Bachir Ouali, Ali Guéhoueche, Tayar et bien d’autres. C’est ainsi que le théâtre et la musique firent leur entrée dans la cité par le biais de ce mouvement scout naissant. Khelifa Belkacem condisciple de El Hadj el Anka et disparu prématurément était issu de cette communauté ; il ouvrit la voie à B’sisa Brahim et Agoug Aissa qui excellaient dans le bédouin. Sans oublier la notoriété de l’immense Smain El Bousaadi qui, à la fin des années quarante et après El Hadj Benkhlifa (l’oncle de Khlifi Ahmed), fit connaître au monde la chanson dédiée à Hayzia .
Malheureusement, les années de feu mirent un bémol à toute activité culturelle induisant l’éveil nationaliste. A l’indépendance et sous la houlette de Ouali et Boughlam, le scoutisme renaissait de ses cendres. Mustapha Zemirli, âgé alors de 20 ans à peine, reconstitua avec Larbi Ayata et le défunt Abdelkader Delaoui la chorale composée de boy-scouts et de girls scouts, une audacieuse avancée dans l’émancipation de la femme dans un milieu réputé conservateur. Conservateur dites vous ? Que non ! Hadj Zerrouk Khalifa ne créa-t- il pas la première medersa mixte dans les années quarante ? Cette chorale post indépendance fut sollicitée de toutes parts.
Les années soixante dix furent, elles, marquées par une intense activité culturelle allant des fantasias à la fête du burnous et autres manifestations. Les jeunes, regroupés dans des cercles informels, organisèrent des randonnées motorisées vers Ain Brahim (Mostaganémois), Zemmouri ou Aokas (côte Bougiote). A cette même époque l’un des premiers pilotes de ligne obtint son premier brevet à l’aéroclub de Ain Eddis ; de ce site il ne subsiste actuellement que l’épave d’un coucou gisant près du hangar. L’auberge de jeunes dirigée par El Bahi et Ziane apprit aux jeunes à monter une radio amateur ; c’est ainsi qu’un de ses membres fut le premier à annoncer au monde entier le séisme d’Al Asnam d’octobre 80 ! Le théâtre amateur quant à lui, il y connut ses heures de gloire avec Abdelkader Delaoui et Larbi Ayata pour les aînés et Said Houari pour la jeune génération, en remportant à Tunis le deuxième prix arabe des radios amateurs.La décennie noire a mis ce bouillonnement culturel sous l’éteignoir.
Le musée national Nacereddine Dinet en paya les frais, il fut détruit par un incendie criminel. Remis à neuf sous la conduite de Barkahoum Farhati, architecte et historienne, il évolue actuellement sous un climat plus serein. Madame Hioun conservateur secondée par son conjoint, lui-même artiste lithographe, mène son action muséale contre vents et marées, d’innombrables vernissages et manifestations culturelles y sont organisées. La dernière en date fut la production de l’association de musique andalouse de Mostaganem dans la belle salle de l’Institut national de la formation professionnelle.
A travers ces exemples, il s’avère que l’initiative peut être souvent d’ordre individuel, l’adage ne dit-il pas que « Ouahed ka elf ou elf ka ouf » (un individu comme mille et mille comme nul…) et c’est le cas de le croire. L’exemple de Larbi Bedka est édifiant à ce titre, lui qui a su fédérer des énergies juvéniles autour de projets d’intérêt commun. Grâce à lui, une aire marginale de la berge gauche de l’oued appelée localement terra el kahla fut boisée par des essences forestières irriguées à partir du cours d’eau par pompage régulier. Ce professeur de philosophie et accessoirement imam, a regroupé des jeunes de son quartier auxquels il fit réaliser des choses surprenantes, telles que la restauration de deux bornes fontaines séculaires. Le lieu est centré par un terrain qui permet d’organiser des tournois de football en toutes occasions et notamment celle de El Mawlid Ennabaoui ; cet espace est devenu une aire récréative ouverte au public. Le mimétisme aidant, d’autres jeunes du quartier ont planté, en contre bas de l’hôtel Kerdada et de la piste touristique, de belles zones vertes.
La maison de jeunes organise périodiquement des cafés littéraires, conduits par Ahmed Abdelkrim membre de l’Union des écrivains algériens ; un peloton d’écrivains et de poètes réussissent ainsi à sortir la cité de l’engourdissement culturel. Ils sont trop nombreux pour les citer tous, mais il n’est pas inintéressant de citer Khatibi pour la poésie française ou Lorfi Abdelkader, master d’anglais, qui versifie dans la langue de Shakespeare ou encore Bachir Meftah, le traducteur des fables de La Fontaine, les odes de Vigny, de Lamartine ou encore de Koeplik. Abdou Harkat est cet immense traducteur qui a tantôt un pied à Bou Saada tantôt à ….Beyrouth.La scène musicale et lyrique est partagée entre le virtuose Chemissa (violon et luth) Gamat ( le Marcel khalifa local), Chérif, l’organiste et professeur de musique, Cheikh ( luthiste et chanteur) et enfin Sofiane de Alhan oua Chabab. Les trois premiers nommés sont tous enseignants. Quant aux chorales polyphoniques, elles sont si nombreuses que le choix en devient embarrassant. Outre « Chems Essalam » celle de « El Baha » est la plus sollicitée sur le plan national et même international ; deux séjours en Italie lui ont ouvert la voie de la notoriété internationale. Elle s’apprête à se produire en Espagne. Oublier les bardes de la poésie populaire ou bédouine, relèverait de la cécité, Oumhani, Abdelghafar, Bennoui, Kodheifa ou encore Nouibat ont déclamé sur tous les forums des okhadiate que ce soit ici ou ailleurs, notamment dans les pays du Golfe. Cette élite littéraire vient de se constituer en association dénommée « El Emir El Hachemi »dont les destinées ont été confiées à Mohamed Lamraoui praticien en chirurgie dentaire et mécène de l’art. Les peintres et plasticiens se bousculent au portillon, les orientalistes coloniaux ont décidément fait des émules. Le plus célèbre est sans nul doute Benslimane dont la fille vient d’offrir ses œuvres au musée de la ville ; kacimi, Tewfik Lebsir et d’autres dont des filles, s’essayent toutes au chevalet. La céramique est portée par Ali Zahi formé à l’Ecole des Beaux Arts de l’ex Parc de Galland. L’art traditionnel telle la fonderie du bronze a fait un bond extraordinaire grâce à l’association des artisans de Bou Saada, présidée par Douffi. En plus du bijou traditionnel et le fameux couteau bousaadi, ses jeunes artisans excellent dans les heurtoirs et la serrurerie ; leur art a été sollicité pour la restauration d’anciens palais ottomans, notamment celui du palais du Dey à Alger. Leurs efforts ont été couronnés par la réalisation d’une maison de l’artisanat, joyau architectural dans le plus pur style arabo-mauresque, érigé au centre de la villeParmi les cinéastes professionnels, on peut retenir les noms de Hanafi, Lebsir, Mohamed Kacimi écrivain et cinéaste et le grand Lakhdar Hamina qui dit avoir des attaches avec la ville à travers sa mère issue de cette cité. Le cinéaste, Ahmed Rachedi a également des attaches familiales dans la cité du bonheur tout comme Hamid Achouri et Aberrahmane Letayssa, le petit Omar de « Dar-S’Bitar » de Mustapha Badie .
Le journalisme a eu lui aussi ses grandes figures aussi bien anciennes que contemporaines ; les doyens en furent Belkacem Hafnaoui et Mohamed Bisker. Parmi les plus proches de nous, on peut citer des journalistes vedettes comme Fatima Benhouhou et Abdelkader Mame ainsi que son proche parent Belkacem de la chaîne nationale arabophone. N’oublions pas d’autres personnages de la presse, originaires de la région, tels que les Rabani père et fils, R.Benbouzid, Abderrahmane Mahmoudi et Hamid Tahri. Ayons une pensée pour le défunt Mohamed Lamine Legoui , victime de sa plume durant la décennie noire.On peut citer encore les écrivaines, sociologue et historienne, Souâd Khodja et Barkahoum Farhati, élevées dans le giron d’un Islam tolérant et ouvert sur l’universel, celui qui a subjugué Etienne Dinet et Edward Verchawelt, pour avoir été tous deux islamisés par la cité. Et pour achever cette liste de femmes nées dans la ville citons Zoubida Bisker Abdellatif qui a fait partie des quatre premières médersiennes algériennes ainsi que Hafssa Bisker Bentoumi , moudjahida, membre fondateur de l’UGEMA et première pharmacienne d’Algérie. Le mouvement associatif a, quant à lui, remarquablement pris l’enfant pour objet d’intérêt ; l’Association pour la protection de l’enfance dirigée par Lamouri réalise un travail méritoire ; l’ association menée par Fatima Ziane regroupant des jeunes filles et basée à la bibliothèque communale fait de la femme et de l’enfant son credo. L’association « Nacereddine Dinet » pour le tourisme et le patrimoine présidée par Mme Ahlem Terfaya et son conjoint Bensiradj réalise de belles œuvres dans la préservation du patrimoine matériel et immatériel de la cité communément connue sous l’appellation de la « Cité du bonheur ».Cette même dame, architecte de formation, dirige concomitamment le Cercle culturel Aissa Bisker dernière née des institutions éducatives et qui oeuvre à la promotion de la culture de l’enfant.Son promoteur, officier de l’ANP à la retraite, n’est autre que l’un des fils de Si Aissa Bisker ; il a mis la main à la poche pour réaliser cette oasis culturelle. Ce centre, localisé dans sa demeure située au cœur de la ville, est aménagé en plusieurs ateliers pour les langues, la musique, les arts plastiques et comprend aussi une bibliothèque pour enfants.Il reçoit les enfants de toutes les couches sociales. Tout le personnel, d’anciens cadres enseignants ou artistes dont Mustapha Zemirli y activent à titre bénévole. Bravo pour l’initiateur et à ceux et celles qui l’entourent. Après la deuxième année de sa création, le Centre compte organiser le 29 de ce mois une cérémonie culturelle commémorant le centenaire de la naissance de hadj Aissa Bisker au Lycée Abi Mizrag ancien Institut islamique post indépendance dont le défunt a été le premier directeur. Cet institut est le projet enfin parachevé de la Medersa libre dont la population avait lancé la souscription, à la fin des années quarante.« Il est paraît-il des terres brûlées donnant plus de blé qu’un meilleur Avril…. » La strophe de l’immortel Brel est dans ce contexte à méditer.
Note de renvoi :(1) Ch.de Galland «Excursion à Bou Saada et M’Sila -1889"
Le Quotidine d'Oran; Mai 2008
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